La bataille d'Inkermann (4 novembre 1854)


La division Bosquet s'élance sur les Russe et dégage les anglais

Malgré leur échec le 25 octobre précédent lors de la bataille de Balaklava, les Russes souhaitent toujours briser le siège autour de leur place de Sébastopol. Débouchant d'Inkerman, l'objectif russe est une hauteur dominant le camp britannique, au demeurant mal défendue. La veille, les Russes ont reçu un renfort de 30 000 hommes commandés par le général Dannenberg et les grands-ducs Michel et Alexandre.

Les généraux russes ont choisi la matinée du 5 novembre 1854 pour livrer la bataille. Il a plu toute la nuit ; un brouillard épais couronne les hauteurs et couvre la vallée d’Inkerman. À l'aube, à la faveur de l’obscurité, et profitant du brouillard, un puissant corps d’armée russe de 40 000 à 45 000 hommes avec une nombreuse artillerie s’avançe silencieusement sur la droite des Anglais, et gravit la colline sur laquelle est placée la faible redoute, défendue par 8 000 Britanniques. Les postes avancés de la 2e division anglaise, surpris dans leur sommeil, se replient en toute hâte, en donnant l’alarme. Bientôt toutes les hauteurs sont envahies par les soldats russes qui avançent en force. Leur grandes capotes grises les rendent presque invisibles au milieu du brouillard, même à quelques pas de distance. Tous les postes avancés des Anglais sont repoussés, et la redoute qui couvre leur droite est emportée. Les Russes la garnissent d’artillerie, et commencent à tirer sur le camp des Anglais.
La division anglaise de Cambridge éprouve des pertes énormes en perdant et en reprenant deux ou trois fois la redoute enlevée par les Russes ; le général Cathcart est tué. Les divisions anglaises de Cambridge et Cathcart, ayant conservé leur ordre de bataille sous un feu soutenu, ne peuvent cependant prolonger la lutte beaucoup plus longtemps.

C'est à ce moment que l'armée française intervient pour soutenir ses alliés

Texte tiré des "Souvenirs de la guerre de Crimée" du général Fay, officier de l'état major du général Bosquet. 1907.

   

Charles Alexandre Fay

Offcicier d'élite, sorti premier de l'école d'état major en 1850, Charles Fay a mené de front une brillante carrière d'état major et d'écrivain militaire

Proche du général Bosquet qu'il a servi comme aide de camp jusqu'à sa mort, il sera chef des renseignement de l'armée de 1870, puis contribuera à la réorganisation du corps d'état major après la guerre de 70, avant de présider le comité d'état major et de commander un corps d'armée.

Il a servi brillament en Algérie et en Crimée et a été cité après le siège de Laghouat, et deux fois en Crimée, à Inkermann et lors de la prise du mamelon vert.

C'est aussi un prolifique écrivain militaire auteurs des Souvenirs de la guerre de Crimée (1867, que nous reproduisons ci-dessous), d'une étude sur la guerre d'Allemagne en 1866 (1867), d'une étude sur les opérations militaires en Bohême en 1866 (1869), du Journal d'un officier de l'armée du Rhin (1871), des Marches des armées allemandes, du 21 juillet au 1er septembre 1870 (1889).

Photo Vilette (Paris)

Lord Raglan avait enfin demandé du secours, et il avait envoyé, coup sur coup, plusieurs aides de camp au général Bosquet. En effet, toutes les réserves anglaises étaient engagées, les munitions épuisées, les troupes décimées par un feu meurtrier, sous lequel elles étaient obligées de rester en place, et les tirailleurs ennemis approchaient de la crête, sur laquelle les Gardes n'avaient pu se maintenir. La bataille était gagnée pour les Russes, si, à ce moment, ils avaient profité de leurs avantages, s'ils avaient lancé de nouveau les régiments de Pawlof sur le retranchement anglais, et s'ils avaient fait descendre des hauteurs tout ou partie des quatre régiments de la réserve Soïmonof contre la gauche anglaise.
Il était près de neuf heures. Le général Gortchakof venait de suspendre son feu, et laissait ainsi toute sa liberté d'action au général Bosquet. Alors accourut au Télégraphe, de toute la vitesse de son cheval, le colonel Steel, venant annoncer que les Anglais étaient écrasés, et qu'il n'y avait pas une minute à perdre, si l'on voulait regagner la partie. " Je le savais bien ! " s'écria le général Bosquet, et, se retournant vers le colonel Steel: " Allez dire à nos alliés, ajouta-t-il, avec sa mâle énergie, que les Français arrivent au pas de course. " Et, délivré enfin des entraves qui l'empêchaient d'agir, il envoya au général Bourbaki l'ordre de se jeter avec ses bataillons sur Inkermann. Déjà ce brillant général, aussi pressé que son chef d'obéir à la voix du canon, avait devancé ses ordres, et, en apprenant la détresse des Anglais, s'était porté en avant avec les deux bataillons du 6e de ligne et du 7e léger, qu'il avait sous la main. C'était un faible renfort, si l'on considère que ces deux bataillons ne comptaient que 1,600 hommes environ; mais c'était la troupe fraîche qui décide d'une bataille, c'était la furie française, impatiente de se manifester et de rivaliser de bravoure avec nos alliés; c'étaient la confiance rendue à ceux-ci, le découragement produit chez leurs adversaires. Les Russes pouvaient croire, en effet, que des forces plus nombreuses s'engageaient ; de là, quelques instants d'hésitation, qui devaient permettre au général Bosquet d'amener du Télégraphe le reste des renforts disponibles. Quels hourras des Anglais à la vue de nos soldats, et quelle démoralisation dans l'armée ennemie ! les relations. russes en font foi, et l'on ne saurait s'expliquer autrement le succès incroyable de cette attaque avec deux faibles bataillons.

Les deux brigadiers de la division Bosquet, héros de la bataille d'Inkermann

Général Bourbaki
2e brigade
Un cheval tué sous lui

Général d'Autemarre
1ere brigade

Le général Bourbaki fit avancer le 6e de ligne par la droite, le 7e léger par la gauche du retranchement anglais, et chargea avec impétuosité les bataillons ennemis, qui se formaient en avant de la batterie des Sacs-à-terre. Surpris par cette intervention soudaine, au moment où ils croyaient n'avoir plus qu'un pas à faire pour culbuter définitivement les Anglais, les Russes rebroussèrent chemin à leur tour. Le 6e de ligne rejeta Séléghinsk au-delà de la batterie, vers la Tchernaya, et se rabattit à gauche vers le ravin des Carrières; le 7e léger suivit la vieille route de poste, en poussant devant lui Yakoutsk. Mais, revenus de leur étonnement, les régiments d'Yakoutsk et d'Okhotsk, voyant qu'ils n'avaient devant eux que deux bataillons, firent reculer le général Bourbaki, qui rallia son monde à la tête du ravin des Carrières. Pendant ce mouvement, le colonel de Camas, du 6e de ligne, ayant été frappé d'une balle en pleine poitrine, le lieutenant-colonel Goze accourut pour le remplacer. Le porte-drapeau du régiment venait d'être tué, et l'aigle allait tomber au pouvoir de l'ennemi, lorsque le lieutenant-colonel la saisit, et, l'agitant au-dessus de sa tête, s'écrie avec énergie: " Enfants, au drapeau! " Atteint d'une balle au bras droit, cet officier supérieur remet le drapeau au lieutenant Bigotte, mais il demeure sur le champ de bataille, afin de partager encore les dangers et les efforts de ses soldats. Cependant, l'artillerie russe continuait à faire de grands ravages ; et, pour la contrebattre, lord Raglan avait fait prendre au siège deux pièces de position de dix-huit; elles étaient déjà même en batterie dans le retranchement anglais à l'arrivée du général Bosquet, et elles y rendaient un grand service.
De notre côté, malgré les difficultés de ce terrain encombré de broussailles, dont nous avons déjà parlé, les deux batteries à cheval de la réserve étaient parvenues sur la crête, au moment où les deux bataillons du général Bourbaki venaient de se porter en avant; le commandant de la Boussinière les avait placées immédiatement, la batterie Toussaint à gauche, et la batterie Thoumas à droite du retranchement anglais. Sous une pluie violente de boulets, d'obus et de mitraille, elles ouvrirent un feu des mieux dirigés, qui commençait à ralentir celui des Russes, lorsque les colonnes ennemies revinrent à la charge contre le général Bourbaki. Pour retarder leur marche en avant, la batterie Toussaint vint aussitôt se placer à la droite de la batterie Thoumas, et, par la précision de son tir, arrêta un bataillon de Séléghinsk revenu vers l'ouvrage des Sacs-à-terre. Pendant ce temps, Okhotsk et Yakoutsk prononçaient leur retour offensif, et leurs tirailleurs reparaissaient sur les hauteurs.
Vers neuf heures et demie, le général Bosquet arriva près de la droite anglaise, suivi au pas de course par les quatre compagnies du 3e chasseurs à pied, et, à plus grande distance, par le 2e bataillon du 3e zouaves et le 2e bataillon des tirailleurs algériens. Un peu plus tard, le corps de Tchorgoun ayant commencé à s'éloigner après avoir cessé son feu, le général d'Autemarre réunit au Télégraphe ce qui restait de disponible de la deuxième division (1er bataillon du 3e zouaves, deux bataillons du 50° de ligne), et se dirigea également vers Inkermann, précédé de la 4e batterie du 13e, l'autre batterie de la deuxième division restant à la queue d'hironde. Le 1er chasseurs d'Afrique conserva sa position au Télégraphe, le 4e vint au Moulin; enfin, lord Raglan fit avancer en réserve les 350 chevaux, reste de la brigade légère anglaise, et la brigade Espinasse s'étendit du col à la route Voronzof, pour remplacer les troupes dirigées sur Inkermann.
A son arrivée sur le champ de bataille, le général Bosquet vit tout le terrain en avant de la droite des Anglais évacué par nos alliés; il n'y avait plus d'occupée que la crête qui précède de vingt pas le premier rang des tentes. Les batteries de la réserve, placées autour du retranchement anglais, résistaient avec énergie; le 6e de ligne et le 7e léger, arrêtés dans leur élan par des forces supérieures, étaient à la droite de nos alliés, tandis qu'un certain nombre de soldats anglais se retiraient un à un du champ de bataille, pour regagner leurs camps, qui, depuis l'attaque des Russes, offraient le spectacle du plus grand désordre. Dans ce moment critique, le général Bosquet envoya officiers sur officiers à ces quatre compagnies de chasseurs à pied, qui, accourues le matin au Moulin, étaient retournées au Télégraphe après le refus des Anglais, et revenaient, de toute leur vitesse, à la demande de nos alliés. Il dépêcha en outre un de ses aides de camp à lord Raglan, qui était à cheval avec son état-major près de la vieille route de poste, pour le supplier de ne pas laisser abandonner la crête par ses troupes, si épuisées qu'elles fussent, avant que les siennes eussent pu entrer en ligne et les remplacer. " Vous avez raison ", répondit lord Raglan avec son calme ordinaire ; puis, après avoir échangé quelques mots en anglais avec les personnes qui l'entouraient: "Mais nos hommes n'ont rien mangé depuis ce matin, reprit-il en français, et ils n'ont plus de cartouches." Les nôtres n'avaient pas mangé davantage ; ils avaient pris les armes au premier bruit du canon, s'étaient mis immédiatement en route, et ne devaient prendre quelque nourriture que le soir, après la retraite des Russes. Il est vrai, toutefois, que les troupes anglaises étaient épuisées; la vaillante deuxième division surtout, engagée la première, avait supporté tous les assauts de l'armée russe et elle était décimée; quant aux brigades Codrington et Campbell, qui étaient intactes, elles occupaient la rive gauche du ravin du Carénage.
A peine les quatre compagnies de chasseurs à pied avaient-elles gravi la crête que, sans les laisser respirer, le général Bosquet les dirigea sur la batterie des Sacs-à terre, et donna au général Bourbaki l'ordre de charger une deuxième fois. Les tirailleurs russes battirent en retraite devant ce mouvement; mais la marche de leurs régiments vers le sommet du ravin des Carrières n'était pas suspendue, lorsque, vers dix heures, le 2e bataillon du 3e zouaves et le 2e bataillon des tirailleurs algériens s'élancèrent à la droite du retranchement anglais, au pas de course et aux sons éclatants de leurs clairons. Rien ne peut rendre l'effet produit par l'entrée en ligne de ces vétérans de l'armée d'Afrique, au teint bronzé, au costume étrange, courant la baïonnette en avant; les tirailleurs algériens bondissaient au milieu des broussailles comme des panthères ; quant aux zouaves, précédés d'un de leurs plus intrépides officiers, le commandant Dubos, ils luttèrent de vitesse avec les Algériens en manoeuvrant avec cette intelligence, cette bravoure à toute épreuve, qui ne s'émeut même pas, quand l'ennemi vous entoure un instant. Tandis qu'en les voyant apparaître les Anglais reprenaient confiance dans l'issue de la journée, les Russes semblaient déjà ne plus combattre que pour assurer leur retraite. Profitant de leur hésitation, quatre compagnies de tirailleurs, quatre de zouaves et le demi-bataillon de chasseurs à pied poussèrent jusqu'à la crête qui domine la vieille route de poste, et s'étendirent à droite sur l'extrémité de cette crête, pendant que le 6e de ligne et le 7e léger chargeaient de nouveau impétueusement sur la route de poste. La réserve était formée, près des Sacs-à-terre, par le reste des bataillons de zouaves et de tirailleurs, et les quelques troupes anglaises restées sur le terrain garnissaient la crête, entre la route et les escarpements du Carénage.

En exécutant ces deux mouvements offensifs, le général Bosquet avait compté que les Anglais, qui avaient eu le temps de reprendre haleine, l'appuieraient sur sa gauche ; il n'en fut pas ainsi ; aussi, un instant, les bataillons engagés furent ils comme entourés par l'infanterie russe. Le régiment d'Yakoutsk, en effet, continuant à monter le ravin des Carrières, avait tourné le flanc des troupes, qui avaient appuyé à droite sur le contrefort ; il allait parvenir sur la crête de la berge droite de ce ravin, dans l'espace que le général Bosquet avait pensé devoir être rempli par les Anglais, et qui était dégarni de forces. Ce régiment d'Yakoutsk devait déboucher ainsi vers le point où se trouvait le général Bosquet, accompagné d'un de ses aides de camp, du colonel Forgeot, du capitaine d'artillerie Minot, et de quelques chasseurs d'Afrique d'escorte. En même temps, les tirailleurs de Séléghinsk, qui avaient été rejetés vers la Tchernaya, reparaissaient en arrière du commandant Dubos, que le régiment d'Okhotsk attaquait de front; de sorte que les troupes placées sur l'éperon étaient en effet entourées de toutes parts.
Le général Bosquet, se voyant débordé sur sa gauche par Yakoutsk, fit avancer la batterie Toussaint en avant du retranchement anglais, pour s'opposer à la marche de ce régiment. Le commandant de la Boussinière la conduisait; mais les deux pièces de la section du lieutenant d'Esclaibes étaient à peine en batterie, que le colonel Forgeot, chargé de les mettre en position, s'écria : " Mon général, voici les Russes! " Les tirailleurs d'Yakoutsk, en effet, cachés par la pente du terrain, apparurent tout coup à quinze pas; ordre fut donné de remettre les avant-trains; malgré la situation critique du moment, il fut exécuté avec autant de sang-froid que de résolution, et les pièces allaient être sauvées, lorsqu'un boulet emporta le conducteur de la dernière, qui resta au pouvoir de l'ennemi; les Russes l'emmenèrent avec eux au fond du ravin, où elle fut reprise après la bataille. Le général Bosquet était là, à cheval, à une cinquantaine de mètres, entouré d'un petit groupe de cavaliers, son porte-fanion à ses côtés, et loin de ses troupes : comment cette colonne russe, qui nous touchait presque, n'eut-elle pas l'idée de faire feu sur ce chef ainsi placé en évidence? On ne peut le comprendre, si ce n'est en songeant qu'elle était trop occupée par la prise du canon, ce trophée de guerre si estimé dans les batailles. Le général se retirant lentement, au pas de son cheval, disait en riant : " Mais voyez donc, ne dirait-on pas qu'ils nous présentent les armes ? " Il gagna ainsi la seconde crête, qui, du retranchement anglais, allait à la batterie des Sacs-à-terre, et, une fois en sûreté près de sa petite réserve de zouaves et de tirailleurs, il s'occupa à rectifier les lignes. Pendant ce temps, ceux des nôtres qui s'étaient avancés sur le contre-fort avaient dû battre en retraite ; et, dans ce mouvement, le commandant Dubos, ayant rencontré les têtes de colonne de Séléghinsk, qui cherchaient à l'envelopper, les avait arrêtées net.
C'est alors que le général Bosquet m'envoya au général Morris, commandant la cavalerie française, pour lui dire que, les Russes venant en force vers la batterie des Sacs à-terre, il serait peut-être possible aux chasseurs d'Afrique de trouver l'occasion de les charger, ou au moins de les contenir en attendant l'arrivée du général d'Autemarre. Le 4e régiment de chasseurs fut aussitôt mis en mouvement, et vint se placer à droite du retranchement anglais, où il perdit quelques hommes et quelques chevaux par les boulets de l'ennemi.

Colonel Forgeot
"Le combat d'artillerie a été dirigé par le brave colonel Forgeot
qui m'a rendu dans cette journée les plus grands services"

général Bosquet

La marche des Russes, un instant suspendue par la résistance du commandant Dubos, avait recommencé : Okhotsk et Yakoutsk s'avançaient de front, Séléghinsk de flanc, sur la batterie des Sacs-à-terre. Mais comme, de notre côté, le général d'Autemarre s'approchait du champ de bataille, le général Bosquet, décidé à repousser l'ennemi par un suprême effort, ramena, en ce moment, toutes ses troupes à la charge, en les faisant appuyer par l'artillerie. La batterie Fiévet (4e du 13e), après avoir contribué, dans la batterie basse, à contenir les troupes du prince Gortchakof, venait d'arriver sur le théâtre de l'action; le commandant Barral la plaça résolument à cheval sur la route d'Inkermann, et ouvrit aussitôt sur l'artillerie russe un feu de deux heures, qui protégea d'une manière efficace notre offensive; la batterie Thoumas, après avoir réparé ses pertes et pris des munitions, se mit à gauche du retranchement anglais, et joignit ses efforts à ceux de la batterie Toussaint, pour seconder le mouvement définitif ordonné par le général Bosquet. Les officiers chargés de conduire les pièces déployèrent, dans ce rude duel, autant d'audace que de sang-froid. Toutefois, les pertes en chevaux furent considérables, et les seules batteries de la réserve laissèrent sur le terrain plus de la moitié de leur effectif.
Sous leur protection, le général Bourbaki jeta pour la quatrième fois en avant ces intrépides bataillons dont le général Bosquet disait : " Le 7° léger, commandé par le commandant Vaissier, a été d'une bravoure chaude et brillante qui mérite une mention particulière, comme l'adresse et l'entrain des chasseurs à pied du 3°. Le bataillon du 6 de ligne a chargé brillamment et a bien vengé la mort de son brave colonel de Camas, tombé dans les rangs ennemis." Les Russes furent refoulés dans le ravin des Carrières; les zouaves et les tirailleurs algériens, s'étendant à droite, rejetèrent de même à la baïonnette les bataillons de Séléghinsk dans le ravin de la batterie des Sacs-à-terre, et les forcèrent à repasser l'aqueduc. Un grand nombre de soldats russes, acculés à l'extrémité du contrefort qui se termine à pic sur la Tchernaya, furent précipités du haut de cette muraille naturelle et tombèrent, mortellement blessés, ou tués, près de l'aqueduc et de la rivière.

Dès onze heures, la bataille était évidemment gagnée, car l'ennemi, sans paraître se retirer encore, avait cessé tout mouvement offensif. Le général d'Autemarre, survenu sur le théâtre de l'action pendant la dernière mêlée, avait fait porter en avant le 1er bataillon du 3o zouaves, pour aller relever le 2e bataillon du même régiment, au milieu d'une fusillade très vive. Puis, il plaça en soutien, en arrière de la batterie des Sacs-à-terre, le 50e de ligne, qui nous appuya vigoureusement, sans avoir eu, toutefois, à charger l'ennemi ; le 4 chasseurs d'Afrique put dès lors regagner le Moulin, près duquel arriva bientôt la brigade de Monet. Quant aux troupes qui avaient repoussé l'ennemi, elles s'étaient reformées vers le contrefort qui domine le ravin des Carrières; les tirailleurs algériens étaient à l'extrême droite; les chasseurs à pied et le 6e de ligne, à leur gauche, se prolongeaient jusque vers la crête occupée par les alliés. Le général d'Autemarre était en seconde ligne; le 7e léger près de l'Abattoir; le 3e zouaves et le 50e de ligne entre cette batterie et le retranchement anglais.
Vers midi, la 6 batterie du 7e (Lainsecq), de la division du prince Napoléon, vint renforcer l'artillerie de campagne anglo-française, qui échangeait une canonnade très rude avec l'artillerie russe; les batteries Toussaint et Fiévet furent obligées de se retirer, faute de munitions, mais la batterie Thoumas resta en position et continua le feu, tandis que le général de Monet, avec une brigade formée des 2e bataillon du 20e de ligne, 1er bataillon du 22 léger et 2e bataillon du 2e zouaves, s'établissait en arrière du retranchement anglais et de la crête. Cette brigade perdit une trentaine d'hommes par le feu de l'ennemi, "bien que, dit le général Bosquet, elle n'ait pas eu l'occasion de donner ".
La canonnade continua avec acharnement, et causa des pertes sensibles, de part et d'autre ; le général Bosquet, placé près de l'Abattoir, eut son cheval traversé par un boulet. Il venait à peine de serrer la main au lieutenant-colonel d'artillerie Roujoux, atteint gravement à la jambe, que l'on crut un moment perdu et qui le croyait lui-même : " Au moins je serai mort sur un champ de bataille! " disait ce colonel à l'officier qui le relevait dans ses bras. Le régiment de Vladimir, appuyé par celui de Sousdal, se porta encore une fois en avant de la butte des Cosaques, pour favoriser la retraite des troupes russes, qui ne pouvait s'opérer que lentement; leurs pièces se retirèrent ensuite quatre par quatre, et, vers deux heures et demie, les deux dernières batteries, après nous avoir envoyé une dernière volée, attelèrent à leurs canons et disparurent au galop; puis, les derniers pelotons de Vladimir et de Sousdal, chargés de les soutenir, descendirent rapidement dans les ravins qui vont à la rade. En même temps, les vapeurs russes Vladimir et Chersonèse ouvrirent leur feu et nous criblèrent de boulets et de bombes.
Vers trois heures, la batterie Lainsecq, appuyée des 1er et 2e bataillons du 3e zouaves, se dirigea vers la position occupée quelques instants auparavant par le centre russe, et chercha à atteindre les fuyards sur le pont d'Inkermann. Son feu causa du trouble et quelques pertes dans cette foule qui se pressait et se heurtait sur le pont; mais les vapeurs russes, qui prenaient d'écharpe notre batterie, empêchèrent nos troupes de se porter plus en avant aussi, à cinq heures environ, elles rentrèrent à leurs bivouacs, et la brigade de Monet reçut l'ordre de passer la nuit près des camps anglais, pour soutenir nos alliés, en cas de besoin.

Lieutenant Colonel de Roujoux
Blessé d'un éclat d'obus et promu chef d'escadron

Pour ne pas interrompre le récit de la bataille du côté d'Inkermann, je n'ai pas parlé de la sortie vigoureuse opérée par le général Timoféïef contre les tranchées françaises; il convient de l'indiquer ici. Vers neuf heures et demie, ce général, sorti de la place à la faveur du brouillard, avait tourné nos positions avec une partie de ses troupes, en passant par le ravin des Carrières, derrière le Cimetière, et il avait envahi les batteries nos 1 et 2, dont huit canons avaient été encloués. Les troupes de garde de ce côté, contraintes de se replier sur les batteries voisines, avaient repris l'offensive à l'arrivée des renforts dirigés sur le lieu du combat, et avaient rejeté les Russes hors des tranchées, donnant ainsi le temps au général Forey, qui avait fait prendre les armes à toutes les troupes du corps de siège, de porter en avant le général de Lourmel avec sa brigade. Ce général, après avoir contraint les Russes à la retraite, les avait suivis, et, protégé par le général de La Motte Rouge, il avait déjà pénétré dans le village des Invalides; il en débouchait pour gravir les pentes qui le dominent, et ses tirailleurs étaient parvenus à trois cents mètres du bastion de la Quarantaine, lorsque deux bataillons sortirent de la ville avec six canons, et permirent à la colonne du général Timoféïef de se reformer sous leur protection. A cette vue, le général Forey, jugeant d'ailleurs que la poursuite dépassait les limites qu'il voulait lui assigner, envoya l'ordre aux généraux de Lourmel et de La Motte Rouge de se replier, et prescrivit au général d'Aurelle de couvrir leur retraite, en occupant les bâtiments du Lazaret. Lui-même s'avança au soutien des troupes engagées, avec le 5e chasseurs à pied. A ce moment, le brave général de Lourmel fut tué, et la retraite de sa brigade s'opéra sous les ordres du colonel Niol, du 26e de ligne; le 1er bataillon du 74e de ligne, posté au Lazaret, la protégea de son feu, avec l'aide de deux compagnies du 5o chasseurs à pied; celles-ci se retirèrent dans les tranchées, en ripostant au feu de l'ennemi, et bientôt toutes les troupes françaises, la brigade d'Aurelle la dernière, rejoignirent leurs postes ou bivouacs.

Telle fut cette sanglante journée, qui fut moins une bataille rangée que l'assaut par les Russes de la ligne de bataille d'un kilomètre, occupée par les alliés, depuis le ravin du Carénage jusqu'à la batterie des Sacs-à-terre; ce fut, non pas une suite d'attaques tactiques bien déterminées et combinées, mais une mêlée de plus de sept heures, dans laquelle, tour à tour vainqueurs et vaincus, les Russes firent éprouver, et surtout éprouvèrent des pertes considérables, eu égard aux effectifs. Le Mémoire de Berlin les porte à 9,000 hommes ; ce chiffre est un peu au-dessous de la vérité, mais n'en est pas éloigné. Les alliés enterrèrent sur le champ de bataille 4,500 cadavres russes, recueillirent 900 blessés, firent 250 prisonniers; mais combien encore de malheureux, nous l'avons vu, furent laissés au pied des rochers, sur la rive gauche de la Tchernaya! Il n'y eut pas d'armistice après la bataille, et, les tirailleurs ennemis faisant feu de l'autre rive sur les corvées chargées des inhumations, on ne put aller . chercher les morts et les blessés à l'extrémité de nos positions. Le champ de bataille en était jonché; et l'on pouvait voir les corps de ces vaillants soldats de trois nations entassés les uns sur les autres, surtout autour de l'Abattoir, ce théâtre d'un terrible carnage. Obligés d'y demeurer jusqu'au soir, et d'y prendre même au milieu de ces morts et de ces mourants, notre premier repas de la journée, nous regardions avec tristesse, du haut du parapet de la batterie sur lequel nous étions assis, ces mâles figures saisies par la mort au moment de l'action; les uns déchirant encore la cartouche, d'autres se suspendant aux embrasures, presque tous sans colère sur le visage, et les traits reposés comme dans le sommeil. Ceuxlà étaient morts, du moins ; mais les blessés, quelles souffrances ils endurent après une bataille !

Les pertes des alliés se répartissaient de la manière suivante: Anglais, 2,816; Français, 1,800; total : 4,616. Il convient d'ajouter que ce n'est pas seulement à Inkermann, mais en y comprenant le combat du siège, que les 1,800 Français furent mis hors de combat. Quant à la différence si considérable dans les pertes des deux côtés, on ne peut l'attribuer qu'à l'agglomération des troupes russes sous le feu convergent des alliés, et à l'excellence de l'armement de ceux-ci, qui pouvaient atteindre l'ennemi à une distance telle qu'avec son armement inférieur il ne pouvait riposter.


 

1/ Historique du 6e régiment

Le 2e bataillon du 6e de ligne, commandé par le capitaine adjudant major Adrien, qui avait reçu l'ordre de se porter le long des lignes de contrevallation à proximité de la redoute des anglais pour servir de soutien à ses défenseurs, était depuis vingt minutes à son poste quand le général Bourbaki lui ordonne de marcher rapidement au secours de nos alliés qui commencent à faiblir. Ce bataillon ayant à sa tête le colonel Filhol de Camas et le Lieutenant Colonel Goze, arrive le premier sur le champ de bataille et parvient, en prenant une vigoureuse offensive et malgré les efforts de l'artillerie russe qui le prend d'écharpe, à rétablir le combat ; il est suivi d'un bataillon du 7e léger et de quatre compagnies du 3e bataillon de chasseurs à pied.
En se précipitant sur l'une des redoutes anglaises dont les Russes se sont emparés, le Colonel tombe glorieusement au premier rang, le corps traversé d'une balle. Après un combat très vif à la baïonnette, le redoute anglaise est reprise et l'ennemi est repoussé.
Dans cette première phase de la bataille si honorable pour le 6e de ligne, son drapeau resta longtemps au milieu de la mêlée, guidant les nobles enfants de ce brave régiment. Il passa des mains du sous-lieutenant Rotté, frappé mortellement d'une balle au coeur, dans celles du lieutenant-colonel Goze, bientôt blessé lui-même, puis dans celles du lieutenant Bigotte.
Cependant, les autres troupes de la division Bosquet, réunies à la hâte, ne tardèrent pas à arriver au secours des bataillons engagés ; il était alors 9h et bientôt la victoire vient couronner tant de courage et mettre un terme à cette lutte acharnée.
Le 6e de ligne, suivi à la vérité de très près par le 7e léger et les 4 compagnies du 3e bataillon de chasseurs, peut donc revendiquer à juste titre d'être arrivé, lui premier, sur le champ de bataille d'Inkermann et d'avoir soutenu seul le choc de l'armée russe pendant une demi-heure. Aussi, que de braves trouvèrent glorieusement la mort dans cette journée : le colonel Filhol de Camas, le capitaine Fricker ; le lieutenant Rossi, les sous lieutenants Rotte et Paul furent tués ; le capitaine Canole et le sous-lieutenant Peytuis moururent des suites de leurs blessures ; le lieutnenat colonel Goze, les capitaines Rapet, Thiénot et le sous-lieutenant Ricci furent blessés ; 168 sous-officiers et soldats furent mis hors de combat

Lieutenant Colonel Goze
Blessé au bras en sauvant le drapeau du régiment
Fait officier de la Légion d'Honneur

Lieutenant Ricci
Blessé d'une balle ayant traversé le corps
Fait chevalier de la Légion d'Honneur


 

2/ Historique du 7e régiment léger

Le 5 novembre, le 1er bataillon était, depuis 3 heures du matin, soutien de grand'garde près du télégraphe; vers 6 heures il rentrait au camp, lorsqu'on entendit du côté d'Inkermann une canonnade très-vive: 60 000 Russes, parvenus à la faveur du brouillard sur le plateau d'Inkermann, attaquaient l'armée anglaise. La 2e division prit aussitôt les armes, et la 2e brigade fut désignée pour aller au secours des Anglais. Quand elle fut près du moulin, le brouillard s'étant dissipé, on vit dans la plaine de Balaklava le corps du général Liprandi qui marchait sur nos positions; la 2e brigade rétrograda aussitôt, et le 1er bataillon du 7 léger vint prendre position près du télégraphe, le 2e était sur notre ligne de circonvallation.
A peine arrivé, le 1er bataillon reçut l'ordre de se porter de nouveau en avant, et de courir au secours de l'armée anglaise, coupée vers le centre de sa ligne et repoussée jusque dans ses camps. Après un trajet de 3 kilomètres au pas de course, il arriva en présence des Russes; reçu par les hurrahs des Anglais, il se forma en avant en bataille, et, quoique essoufflé de la course qu'il venait de fournir, s'avança la baïonnette croisée, son brave commandant en avant, contre les colonnes Russes qui faiblirent sous son choc. Obligé de se replier derrière un ouvrage en terre pour se reformer, au signal de son chef, il se précipita une seconde fois sur les Russes en se frayant un sanglant chemin au milieu de leur masse : les Russes, pliant devant cette furie, s'enfuirent jusqu'au fond d'un ravin dans lequel ils se rallièrent sous la protection de leur artillerie et de nouveaux renforts qui leur arrivaient.
Le 1er bataillon regagna alors les hauteurs pour y attendre l'attaque de l'ennemi.
A ce moment arrivèrent un bataillon du 3e zouaves, un bataillon de tirailleurs algériens et quatre compagnies du 4 bataillon de chasseurs à pied. Ces trois bataillons, réunis au 1er bataillon du 7 léger, chargèrent ensemble les Russes et les culbutèrent, la baïonnette dans les reins, jusqu'au fond du ravin d'Inkermann, où, pressés les uns contre les autres et présentant une masse compacte aux feux de mousqueterie, ils furent écrasés et mis en déroute complète.
Le 1er bataillon du 7e léger, auquel revint la plus grande part des honneurs de cette journée, avait chèrement payé sa gloire. Son brave chef de bataillon Vaissier, dont le général en chef signalait la bravoure quelques jours après dans son rapport au ministre de la guerre1, avait eu son cheval tué sous lui; il avait lui-même été très-compromis pendant un instant, au milieu des colonnes ennemies, et avait été dégagé par ses soldats, parmi lesquels se fit particulièrement remarquer le voltigeur Giroux.
MM. Botta, capitaine; Mayer et Champion, sous-lieutenant, furent tués. M. de Bermon, sous-lieutenant, mourut des suites de ses blessures. MM. Bréger et Blot, capitaines; de Gourville, Clavelin, Laffargue, de Bermon (Casimir), Rincheval, lieutenants; Quinemant, Drevon, Patriarche, sous-lieutenants, furent blessés.
6 sous-officiers, 4 caporaux, 32 soldats tués; 8 sous-officiers, 14 caporaux, 131 soldats blessés. En tout, 209 hommes tués ou blessés, et 7 disparus.

Capitaine Breger
Blessé d'une contusion à la tête

Capitaine Blot
Blessé
Fait officier de la Légion d'Honneur

Colonel Jannin
nommé officier de la Légion d'Honneur le 28/12/54


 

3/ Historique du régiment de tirailleurs algériens

Cependant les troupes parties du camp du Télégraphe se hâtaient de toute leur ardeur; elles avaient 4 kilomètres à parcourir à travers un terrain détrempé. Vers 10 heures, le son aigu de leurs clairons se fait entendre sur le champ de bataille, à travers le bruit des détonations de l'artillerie.
"Montrez-vous, enfants du feu !" crie en arabe, d'une voix forte, le général Bosquet au bataillon Martineau-Deschenez qui défile devant lui au pas de course, le colonel de Wimpffen à sa tête. Les hourras enthousiastes des turcos lui répondent.
Les clairons sonnent, les tambours battent et, en même temps que le 6e de ligne et le 7e léger se reportent en avant, les chasseurs, les tirailleurs et les zouaves se précipitent le fusil haut sur la batterie des Sacs à terre que leur désigne l'épée de leur général.
Ce fut une charge superbe. S'avançant en grandes bandes déployées, bondissant comme des panthères de buisson en buisson, profitant pour se rallier de toutes les broussailles, de tous les accidents du terrain, les Algériens alertes et hardis eurent bientôt atteint puis dépassé la batterie des Sacs à terre. Ils gagnent même le contrefort au-dessus du ravin des Carrières, et les Russes, entamés par nos terribles baïonnettes, sont refoulés en désordre jusque sur les pentes qui descendent vers la rade et le pont d'Inkermann.
Mais, comme tout à l'heure, ils constatent bientôt le petit nombre de leurs assaillants, et ils tentent aussitôt un nouveau retour offensif. Les trois régiments d'Okhotsk, d'Iakoutsk et de Selenghinsk gravissent ensemble le contrefort, et nos bataillons, débordés, presque enveloppés, ne peuvent rester dans cette position si aventurée en avant de la ligne anglaise. Ils sont forcés de se retirer pour ne pas être coupés du reste de l'armée. Ils se replient lentement, tout en combattant, suivis de très près par les Russes qui rentrent derrière eux dans la batterie des Sacs à terre.
L'ennemi semble victorieux, lorsque à ce moment même arrive sur le champ de bataille le général d'Autemarre avec trois bataillons de sa brigade. Assuré de cette réservé, le général Bosquet fait reprendre sur toute la ligne la marche en avant, et chasseurs, lignards, zouaves et tirailleurs se lancent sur l'ennemi avec une ardeur nouvelle. La batterie est de nouveau atteinte; le sous-lieutenant Meynard y arrive un des premiers, en gravit le parapet et y plante le drapeau du régiment au milieu des groupes ennemis; mais les Russes se cramponnent avec une suprême énergie à ce dernier point d'appui.
Nos soldats, mitraillés, fusillés à bout portant, redescendent dans le fossé de l'ouvrage. Le colonel de Wimpfenn a eu son cheval tué en conduisant l'attaque ; il est à pied, il rallie cependant tant bien que mal les compagnies confondues et les lance encore à l'assaut des Sacs à terre. Cet assaut est le dernier, les Russes cèdent et ils sont définitivement chassés de cette position disputée avec tant d'acharnement.
La bataille était gagnée et l'ennemi était partout en retraite. Il ne songeait plus à nous disputer la victoire, mais il se défendait cependant avec énergie sur le terrain qu'il occupait encore, afin de se donner le temps d'emmener la nombreuse artillerie qu'il y avait amenée le matin.
Les tirailleurs, les chasseurs à pied, le 6e de ligne continuèrent la poursuite sous les ordres du général Bourbaki, pendant que le 7e léger, les zouaves et le 50e restaient en soutien.
L'infanterie russe s'était entassée dans l'étroit espace entre le bord du plateau et le ravin du Carénage. La confusion y était extrême; sous les chocs répétés de nos soldats, ces masses humaines s'écoulèrent lentement vers les parties basses, et s'accumulèrent dans les ravins où elles furent fusillées sans presque pouvoir se défendre.
Les débris du régiment de Selenghinsk, déjà bien éprouvé dans la matinée, se trouvèrent refoulés vers notre droite, confinés par les tirailleurs sur un éperon du mont Sapoune, et acculés par eux aux escarpements qui dominent la plaine de la Tchernaïa. Il y eut là un terrible combat au bord de l'abîme. Les vaincus s'y défendirent avec une énergie désespérée, mais une poussée des tirailleurs, plus furieuse encore que les autres, jeta enfin les Russes par-dessus les crêtes; ils retombèrent brisés au pied de la falaise, et tout ce qui n'avait pas été tué sur le plateau s'écrasa sur les ressauts de cette muraille rocheuse. Le régiment de Selenghinsk était anéanti. Plus tard, quand la paix rendit possibles des recherches interdites jusque-là par le canon des navires à vapeur, on y recueillit pieusement ses restes glorieux et l'on donna la sépulture à des ossements depuis plus d'un an déjà lavés par la pluie et blanchis par le soleil.


Dans cette sanglante journée, les tirailleurs s'étaient couverts de gloire; ils avaient largement mérité les éloges du général Bosquet qui les avait complimentés sur le champ de bataille, et ceux aussi que le général en chef leur adressa dans l'ordre destiné à porter à la connaissance de l'armée les résultats de la bataille d'Inkermann.
Mais ces éloges étaient aussi bien chèrement achetés; le seul bataillon du régiment qui avait été engagé avait eut 6 officiers et environ 120 hommes hors de combat. Les lieutenants Ahmed ben Arbi et Mohammed Zerfaoui étaient tués. Les lieutenant Schweimberg et Véran, les sous-lieutenants Loyer et Saïd ben Ali étaient blessés.

   

Emmanuel félix Wimpfenn

Né en 1811, Wimpfenn a fait la première partie de sa carrière en Algérie, aux tirailleurs algériens. C'est en Crimée que cette troupe a pour la première fois l'occasion de s'illustrer hors d'Algérie.

"Je m'adressais en langue arabe à ma petite troupe : "Enfants ! au pas de course !" en leur désignant un redan comme point d'attaque. De toutes les bouches sortent les mots "Allah ! Allah !" et une demi douzaine de colosse nègres brandissant leur fusil se precipitaient des premiers sur l'ennemi, enfonçant leur baïonnette dans la poitrine de ceux qu'ils abordaient, lâchant en même temps leur coup de fusil dont la bourre enflammait les vêtements cotonneurx des Russes et dont la balle blessait ou tuait deux ou trois individus, tant ceux-ci étaient entassés. J'ai lieu de croire que la vue de mes grands diables noirs au yeux blancs, aus dents larges et brillantes, rejetant leur fusil enbandoullière pour s'emparer de ceux des Russes et pour s'en servir comme d'une massue, chaque coup brisant une tête ou un bras, contribua à entrainer la fuite de d'adversaires superstitieux. Les soldata ennemis paraissaient pris de vertige. Nous nous mîmes à leur poursuite jusqu'au moment où nous arrêta une malencontreuse sonnerie de retraite qui permit un mouvement offensif de l'ennemi. Je lancai mon cheval ventre à terre pour essayer d'enrayer le recul qui commençait à se dessiner. Mon cheval fut alors tué par un boulet. Le capitaine n major Gibon m'offit aussitôt sa monture. Ma première pensée fut de refuser, les balles sifflaient comme grêle et jk'allais m'exposer à servir comme cible ; mais cette hésitation ne fut pas longue : je devais l'exemple à mes hommes et je montais à cheval pour ne pas avoir l'ai de redouter le danger.
Je me dis pour justifier cette imprudence que l'homme que l'on vise est bien rarement atteint. EN effet, de ceux qui m'accompagnaient, mon porte chabraque était tué, le porteur de ma selle se renouvelait trois fois, mon nouveau cheval recevait une balle à la fesse, blessure légère qui m'empêcha cependant de l'utiliser jusqu'à la fin de la journée. Entré avec ma monture dans un des premiers retranchements anglais, je m'y placai ; le coude appuyé sur un gabion, je m'y rendis compte de l'ascension de notre ennemi qui ne paraissait point animé du moindre enthousiasme. J'en étais à cette reflexion, lorsqu'une bombe venue du port tombait sur le gabion à quelques lignes de mon visage ; elle éclatait, m'environnant de fumée et de lumières, ses morceaux sillonnant l'air en avant de moi. Les tirailleurs qui se donnaient la consigne de me servir de gardes du corps, vieille habitude consacrée en Afrique, en furent abrutis, ne pensant plus revoir que ma tête en lambeaux. Ils me trouvèrent au contraire calme et leur souriant ; aussi s'inclinèrent-ils deva,nt moi en me répétant :
"- Tu es un marabout, Dieu te protège
- Oui, mes enfants, je suis marabout parce que je vous aime."
Alors l'un d'eux vint à moi et ajouta en m'embrassant la main "Dieu veuille qu'il en soit toujours ainsi !"
(Lettres de Wimpfenn du 7 novembre 1854).

Photo Alophe (Paris)

Capitaine Gibon

Commandant de Maussion
Fait officier de la Légion d'Honneur

Commandant Martineau Deschenez


 

4/ Historique du 3e bataillon de chasseurs

La brigade Bourbaki s'est élancée. D'abord victorieuse elle est écrasée sous le feu convergent des Russes. Le général Bosquet accourt à ce moment, à la tête de 4 compagnies de chasseurs du 3e bataillon, d'un bataillon de zouaves et d'un bataillon de turcos. La charge sonne de tous côtés.
Engagés les premiers, nos chasseurs du 3e se trouvent tout à coup, au tournant d'une batterie, en face d'un bataillon russe qui accourt en sens inverse. Ils se précipitent aussitôt à la baïonnette ; la mêlée s'engage. Pendant quelques instants, c'est un corps à corps âpre, sanglant ; c'est un concert d'imprécations ardentes ; c'est un bruit d'armes étouffant les bruit des clameurs ; c'est le combat à l'arme blanche enfin, où nos chasseurs à pied sont passés maîtres. Le bataillon russe, arrête d'abord dans son élan, hésite, tourbillonne et s'enfuit la baïonnette dans les riens.
Mais le 3e bataillon de chasseurs avait fait des pertes sensibles : le lieutenant Gaillard de Lavaldère, qui fut retrouvé la poitrine percée de 22 coups de baïonnette ; 2 sous-officiers et chasseurs avaient été ties ; les lieutenants Augier et Outhier, le sous-lieutenant Foltête, 7 sous-officiers et 74 chasseurs avaient été blessés.

Lieutenant Outhier
Blessé de deux coups de feu pênetrants à la cuisse droite
d'un contusion au génou droit par éclat d'obus
promu Capitaine


 

5/ Historique du 3e régiment de zouaves

... le général Bosquet ne tarde pas à reconnaitre que la lutte se prononce sur les hauteurs d'Inkermann contre les positions anglaises. Il se porte aussitôt avec sa division. au secours de nos alliés; le général d'Autemarre, laissant dans leurs retranchements les 3e et 8e compagnies, se dirige au pas de course, avec le reste du 2e bataillon et les tirailleurs algériens, vers la droite des lignes anglaises.
Le 1er bataillon, qui avait d'abord suivi le même chemin, reçoit l'ordre de s'arrêter et de revenir se placer en arrière des grand'gardes du régiment. Arrivée sur les hauteurs, la 1re compagnie se déploie en tirailleurs en avant de deux batteries anglaise et française; le capitaine Sarrette et le sous-lieutenant Gauthier sont blessés. Les autres compagnies du bataillon s'élancent, au milieu du brouillard et de la pluie, à l'assaut d'un redan occupé par l'ennemi. Nos zouaves bondissent comme des panthères à travers les broussailles et les bouquets d'arbustes épineux qui rompent les rangs; la position est enlevée vigoureusement et les Russes sont rejetés dans la vallée de la Tchernaïa; le capitaine DE Nanteuil, de la 7 compagnie, est tué.
L'ennemi tentant un retour offensif, essaie de tourner la gauche de notre ligne de tirailleurs. Le commandant Dubos reçoit l'ordre de l'attaquer de front et à la baïonnette, avant qu'il ait pu nous déborder. Cette charge. poussée avec un élan extraordinaire, détermine chez les Russes un nouveau mouvement de retraite.
Une troisième colonne, très compacte, tente encore l'assaut de nos lignes; les dispositions sont prises pour la recevoir à bonne portée. Les zouaves, déployés en tirailleurs en arrière de la crête, attendent l'ennemi à 20 ou 30 mètres et ouvrent sur lui un feu rapide, qui l'arrête sur place. Le général Bosquet fait alors sonner la charge; les clairons français dominent le tumulte de la bataille, Zouaves et tirailleurs algériens se précipitent sur les Russes qui sont culbutés dans le ravin et jonchent le terrain de morts et de blessés.
" Le bataillon de zouaves du commandant Dubos, écrit le général Bosquet dans son rapport, a manoeuvré avec cette intelligence, cette bravoure à toute épreuve qui ne s'émeut pas, même quand l'ennemi vous entoure. "
A 4 heures du soir, le 2 bataillon, qui était engagé depuis 7 heures du matin, est relevé par le 1er bataillon qui vient se masser en arrière du redan. Le commandant Montaudon, du 1er bataillon, et son capitaine adjudant-major De Crécy, ont leurs chevaux tué sous eux, en se portant sur la ligne des tirailleurs. A 5 heures, les deux bataillons, réunis de nouveau, se portent en avant pour soutenir une batterie d'artillerie qui activait la retraite de l'ennemi et protéger la reprise d'une pièce abandonnée dans un ravin; à 6 heures du soir, les compagnies rentraient au camp.
Cette glorieuse journée coûtait au régiment 2 officiers et 22 zouaves tués, 9 officiers et 145 zouaves blessés.

Jean Baptiste Alexandre Montaudon

Arrivé en Crimée, le commandant Maontaudon a déjà fait toute sa carrière dans les régiments de Zouaves et a servi longuement en Algérie où il a été blessé déjà à deux reprises.
Dans ses mémoires publiées en 1898, il alaissé des souvenirs un peu impersonnels, mais quelques pages ont été consacrées à la bataille d'Inkermann :

Après plusieurs heures de luttes incessantes, après des alternatives où, des deux côtés, il y a eu des élans héroïques, des ralliements décousus, des retours offensifs, des attaques désespérées dans les plis de terrain, dans les broussailles, les Russes, malgré leur enthousiasme du matin, malgré le fanatisme religieux excité par les popes et par la présences des fils de l'empereur, finissent par se retirer de cet affreux champ de carnage, par disparaître peu à peu par les ravins ; celui des carrières, entre autres, est devenu un véritable charnier où sont entassés plusieurs milliers de cadavres.
Pendant la bataille, j'ai mon cheval abattu par un éclat d'obus. ma jambe a été legèrement effleurée, mais ne m'a fait aucun mal sérieux. Croyant ma monture tuée et étant parvenu à vite me relever, je m'empresse de faire enlever la selle et de continuer la marche en avant. Quel n'est pas notre étonnement à tous dans le régiment quand, de retour à notre bivouac, et au milieu de la nuit, arrive près de ma tente un animal qui s'arrête à la place où se trouvait ma monture la veille ! Mon ordonnance se lève et reste stupéfait en reconnaisant mon cheval, laissé pour mort sur le champ de bataille à plus de trois kilometres de notre camp. Eh bien cette pauvre bête avait eu l'instinct de revnir à son point de départ. Après deux mois de soins, j'ai pu continuer à m'en servir"
(Montaudon - Souvenirs militaires - 1898).

Photo Le jeune (Paris)

   

Lieutenant Garidel
Fait chevalier de la Légion d'Honneur

Sergent Badout
Cité et décoré de la Légion d'Honneur

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