Les charges des 3e Lanciers et des Cuirassiers de la Garde

à Rezonville (16/8/1870)

Tiré de l'ouvrage "Français et Allemands" de Dick de Lonlay 

Les positions initiales

Les masses prussiennes, voyant plier notre 2e corps devant elles, veulent profiter de cet instant favorable pour gagner du terrain. Déjà même un mouvement en avant se manifeste, malgré le feu de nos batteries, et menace sérieusement Rezonville.
Le commandant du 2e corps a seulement sous la main le 3e lanciers de la brigade mixte Lapasset; un peu en arrière se trouve la brigade de réserve de la division de cavalerie de la garde, la seule qui reste entre les mains de son chef, le général Desvaux, et a été placée, dès le commencement de l'action, des deux côtés de la route de Mars-la-Tour, un peu en arrière de la crête correspondant au village de Rezonville : les carabiniers à droite, les cuirassiers à gauche.
Le général Desvaux, suivi de son aide de camp, le commandant Robert, se tient avec les carabiniers et veille à leur placement en position, tandis que le général du Preuil se trouve avec les cuirassiers. L'aspect de ces troupes d'élite est magnifique : les cuirassiers, coiffés du casque à haut cimier de cuivre et à jugulaires en gourmettes et non en écailles comme les autres cuirassiers, la crinière noire flottante, la cuirasse d'acier bouclée sur la tunique bleu foncé à épaulettes et aiguillettes de fil blanc, la culotte collante garance à passepoil bleu, renfermée dans la botte forte à hautes tiges en cuir fort, avec éperons à la chevalière; - les carabiniers, imposants au possible avec le large soleil argenté sur le devant de la cuirasse recouverte en cuivre, les épaulettes et les aiguillettes en laine écarlate sur la capote tunique bleu de ciel ; leur haute stature est encore augmentée par le casque en cuivre jaune avec la chenille en crin écarlate.
Ce dernier régiment, sous les ordres du colonel Petit, du lieutenant-colonel de la Filolie, des commandants Innocenti et Gervais, se compose de cinq escadrons (1er, 2e 3e, 5e, 6e), capitaines Bué, Beyne, Thomas, Vieux, Lamarine.

Lieutenant Colonel de la Filolie

Commandant Innocenti

Officiers de carabiniers
Le capitaine Beyne est assis à droite

La brigade du Preuil se porte aussitôt en avant dans l'ordre déjà indiqué, malgré les réclamations du colonel Dupressoir, des cuirassiers de la garde, qui demande à reprendre sa place de bataille à la droite de la ligne. Arrivée à l'endroit où l'ancienne voie romaine fait un coude, la brigade s'arrête et se trouve à peu près à hauteur du village de Rezonville, qu'elle aperçoit à sa gauche et un peu en avant.

Une nombreuse artillerie est en batterie sur la crête du plateau, en avant de la brigade. La division de cavalerie de Forton est massée devant nos cuirassiers et carabiniers de la garde. Sur la droite, le long des bois de Villers, la bataille paraît aussi engagée chaudement de ce côté par les troupes de notre 6e corps.
Vers midi, l'ennemi semble vouloir accentuer son mouvement sur Rezonville ; les nombreuses batteries que l'on aperçoit au loin vers Flavigny et Vionville lancent sur la brigade du Preuil, quantité d'obus; heureusement leur tir est mal réglé ; les projectiles à fusée percutante s'enfoncent sans éclater dans les terres labourées qui entourent nos cavaliers. Quelques chevaux des carabiniers sont seulement atteints ; un cavalier du 6e escadron de ce régiment est fortement contusionné, et le trompette Chancogne, grièvement atteint au côté, est conduit aux ambulances. On rétrograde par un mouvement successif par pelotons, pour se mettre en dehors du tir, qui menace de devenir meurtrier. Pendant ce mouvement, un caisson saute derrière la gauche des carabiniers, sans heureusement blesser personne.
L'infanterie prussienne, appuyée par une artillerie formidable et une nombreuse cavalerie, est à ce moment formée en avant de la ferme de Flavigny, derrière une crête qui la met à l'abri du feu.

"Il faut dégager le 2e corps"

L'action redouble. Notre artillerie ne peut tenir sa position ; elle est trop à découvert. Impossible à notre infanterie pour la même raison de rester dans la plaine, et cependant l'ennemi avance et menace d'enfoncer notre centre à Rezonville et en même temps de tourner la gauche de notre ligne de bataille. Il faut à tout prix l'arrêter. Il faut un sacrifice héroïque pour contenir les assaillants.
Ce sacrifice, le général Frossard le demande au 3e lanciers et aux cuirassiers de la garde. Voyant une partie de ses troupes plier, le commandant du 2e corps juge à propos de faire charger une colonne d'infanterie ennemie qui s'avance rapidement et se trouve à peu de distance du ravin de Rezonville, presque vis-à-vis de la position occupée par les cuirassiers de la garde. Courant aussitôt à ce régiment, il s'adresse au général du Preuil qui se trouve avec les cuirassiers. " Général, lui dit le commandant du 2e corps, ramassez tout ce que vous avez de cavalerie sous la main et exécutez une charge vigoureuse, sans quoi nous sommes fichus. "
Cet ordre est confirmé par le maréchal Bazaine lui-même, qui se trouve au milieu des troupes du 2e corps, et qui en même temps appelle sur-le-champ la 2e batterie à cheval de la réserve d'artillerie de la garde (capitaine commandant Donop) pour appuyer ce mouvement et couvrir le flanc gauche des cuirassiers.

La charge du 3e régiment de lanciers

Le général Frossard donne l'ordre au 3e lanciers de se jeter le premier à la rencontre de l'assaillant, pendant que les cuirassiers appuieront la charge en arrière et à gauche. Le commandant du 2e corps transmet lui-même cet ordre au général du Preuil, qui va diriger le mouvement, en lui recommandant de pousser sa charge jusqu'à l'artillerie prussienne s'il le peut. Le capitaine d'état-major de la Pommeraye apporte au colonel Torel, du 3e lanciers, l'ordre du général Frossard. Immédiatement le régiment monte à cheval et le colonel commande : " Par demi-régiment, changement de front sur l'aile droite, au galop, marche ! "
Par suite de ce mouvement, les 3e et 5e escadrons se trouvent à la droite et les 1er et 2e à gauche. Le régiment s'ébranle : rien de plus martial et de plus coquet tout à la fois que ces schapskas en toile cirée, ces courte tuniques bleues à collet jaune et épaulettes blanches, ces longues lances à flammes blanches et rouges voltigeant de tous côtés au gré du vent.
De nombreux accidents de terrain jettent quelque désordre dans le rang pendant la marche au galop. Cependant le régiment arrive sur la crête et aperçoit enfin l'ennemi avec lequel il va se mesurer, lorsqu'un nouvel officier d'état-major vient arrêter le mouvement. Les lanciers font demi-tour, se reforment, et, sur un nouvel ordre, s'élancent de nouveau.
Au moment où ce brave régiment prend le galop de charge et passe comme un tourbillon à hauteur des réserves de droite du 55e de ligne, on entend une acclamation : " Vivent les lanciers ! " crient les fantassins. Nos cavaliers leur répondent et disparaissent dans la fumée. Ce n'est plus un tourbillon, c'est une véritable trombe de chevaux, courant, galopant à une allure vertigineuse.
Le 1er escadron (capitaine Hydien; lieutenants Cheyton, Raimond; sous-lieutenants Adrian, Laroche), et le 2e escadron (capitaines de Rasac, Brulin; lieutenants Rey, Rossi; sous-lieutenants, Pesson-Maisonneuve et Bergasse), guidés par le lieutenant-colonel Wolbert, le chef d'escadrons d'Yanville, et le capitaine adjudant-major Chelin, suivent le colonel Torel, qui se dirige droit sur l'infanterie ennemie formée en carré.

Chef d'escadrons Constant d'Yanville

Lieutenant Raimond

La charge est vigoureusement menée et poussée à fond aux cris mille fois répétés de : " Vive L'Empereur ! "
Les deux escadrons conservent une grande cohésion, les lances baissées, et présentent un alignement magnifique. Tout fait prévoir que rien ne résistera à cet ouragan discipliné. A soixante mètres seulement, les Prussiens font feu, mais la plupart des projectiles vont frapper les cuirassiers de la garde qui se trouvent en arrière, ce qui explique les pertes énormes que ces derniers ont subies dans cette affaire.
En revanche, l'artillerie cause plus de dommages aux lanciers. Un obus éclate entre le colonel Torel et le front du 1er escadron, en plein milieu du groupe d'officiers qui suivent de près le chef du régiment.
Au travers le nuage de fumée et de poussière soulevé par l'explosion de ce projectile, on voit plusieurs cavaliers rouler à terre avec leurs chevaux. Le capitaine-adjudant-major Chelin a été atteint à la tête, le capitaine Hydien en pleine poitrine.
Le maréchal des logis-trompette Gouvenel est blessé à l'avant-bras droit, le brigadier Paul au talon; le maréchal des logis Coupey a le pouce gauche enlevé. C'est là un noble baptême du feu pour nos lanciers, qui avancent toujours sous une grêle de projectiles ; malheureusement, comme aucun point d'attaque précis n'a été indiqué, la direction change peu à peu : on se jette à droite ; une partie du 2e escadron vient seule donner sur le coin du carré que les Allemands ont formé en voyant accourir la charge. Quelques lanciers dans cette rencontre exécutent avec succès le coup de lance à terre sur un groupe de fantassins ennemis qui se sont jetés à plat ventre pour éviter le choc. Habilement pointées, les pointes bleuâtres de nos longues lances se plantent comme des flèches dans le dos de ces Teutons et les clouent littéralement sur le sol.
Entraînés à toute vitesse, les deux premiers escadrons du 3e lanciers dépassent le carré et sont alors pris de flanc par une fusillade meurtrière qui les force à la retraite. Dans cette charge se distinguent le maréchal des logis Barian; les brigadiers Paul et Claudel; les lanciers Chaillot et Boufil. En ralliant ses hommes, le colonel Torel a son cheval tué sous lui, mais aussitôt le maréchal des logis Bouvier saute à terre et donne le sien à son chef, au risque d'être lui-même pris ou tué.
Les deux premiers escadrons du 3e lanciers ont fourni cette charge brillante avec un entrain parfait et après avoir parcouru environ huit cents mètres avant d'aborder l'ennemi.

       

Eugène Charles Robert de Rougé

Saint Cyrien de la promotion du Sultan, Eugène de Rougé est nommé Sous Lieutenant le 1/10/1868 au 3e régiment de lanciers. Fraichement émoulu de l'école, il porte sur ce cliché la nouvelle tenue donnée en 1868 à l'arme (tunique bleu foncé à une rangée de boutons, pantalon garance à passepoils bleu, collet jonquille), ainsi que la czapska inclinée sur l'oeil, donnant un air crâne à cet officier qui n'a pourtant jamais connu le feu...

Cette inexpérience ne va pas durer. En 1870, le régiment est engagé lors des combats sous Metz. De Rougé raconte lui même sa journée du 16 aout à Rezonville :
"On fit porter la lance et mettre le sabre à la main ; on partit au galop, sautant par-dessus des marmites, des bidons et toutes sortes d'ustensiles qui jonchaient le terrain. En passant, nous entendîmes des fantassins crier « Vive les lanciers! ». Au bout de quelques instants, nous fûmes sous une pluie de balles. Je n'ai pas baissé la tête je n'en ai pas ressenti l'envie, car ça sifflait autant à droite qu'à gauche, en haut qu'en bas. Nous étions partis en ligne, le colonel Torel en tête, à douze pas devant. On voulait que nous fussions en échelons, on nous fit exécuter sous ce feu des mouvements comme à la manœuvre. Nous devions charger contre l'artillerie, mais avant d'arriver dessus, nous fûmes reçus par de l'infanterie qui tira sur nous à bout portant. Heureusement que nous atteignions un léger pli de terrain dans lequel nous descendîmes au moment même de la décharge et tout passa au-dessus de nos têtes. Nous avons donné quelques coups de sabre dans le carré et quelques Prussiens ont même levé la crosse en l'air. Malheureusement, nous n'avons touché que le coin du carré parce que nous nous étions jetés trop à droite. Et, deux escadrons, au moins, étant venus butter contre le talus de la route, qui était assez élevé, durent s'arrêter. On avait l'intention de nous faire recharger, mais nous eussions masqué notre artillerie. Alors, nous avons battu en retraite sur la route, où l'on nous tira dessus de flanc et de derrière. Des nôtres, nous prenant pour des uhlans, ont aussi tiré sur nous. A ce moment, il y avait des chevaux sans cavaliers, des cavaliers blessés sans chevaux, et des fantassins au milieu et devant nous; nous dûmes, en conséquence, faire notre retraite au pas, et même très lentement, tant la route était embarrassée. A côté de moi était, sur son cheval, un lancier déjà mort qui avait reçu un éclat d'obus dans la tête. A peine fut-il sur le sol de la chaussée qu'il roula à terre. Un cheval prussien, couvert de sang, ne voulait pas me quitter. Je fus obligé de le piquer avec mon sabre pour le faire partir. Un capitaine prussien, soit qu'il nous prît pour des uhlans, soit qu'il eût perdu la tète, revenait avec nous. Son voisin le remarqua tout à coup et voulut le faire prisonnier, mais l'Allemand, en tirant un coup de son revolver, sauta subitement le fossé, partit à fond de train et passa dans une zone de feux telle qu'il dut y rester. Voilà ce que ceux du 1er escadron ont vu."


Dans cet engagement, les pertes du 3e lanciers s'élèvent à trois officiers blessés : le capitaine commandant de Rasac, dont le cheval a été tué et qui, porté disparu, est retrouvé le 18 août ; le capitaine adjudant-major Chelin et le capitaine en second Hydien; dix-sept-hommes tués dont le maréchal des logis chef Bernard ; les brigadiers Petit-Jean, Chandron, Nallet, Beaumont, le trompette Gerbe et onze lanciers; - seize hommes blessés, dont le maréchal des logis-trompette Gouvenel; le maréchal des logis Ligier; le brigadier-fourrier Gimel; le brigadier Paul; les trompettes Level et Toulon et dix lanciers; trente-quatre chevaux tués et douze blessés.

Capitaine de Rasac
en tenu des Guides de la Garde
vers 1867

La charge du régiment des cuirassiers de la Garde

Le régiment des cuirassiers de la garde impériale suit de près le 3e lanciers : l'action de ce dernier régiment sur les carrés ennemis n'ayant donné aucun résultat, c'est alors que les cuirassiers exécutent cette charge qui est restée légendaire.
Ces braves gens, à cheval depuis le matin, s'avançaient avec le calme de gens résolus. Ils étaient près de la première ligne, et déjà, comme on l'a vu, des obus avaient éclaté dans leurs rangs sans altérer leur sang-froid, quand le maréchal Bazaine, voyant les lanciers refoulés, ordonne au régiment de cuirassiers de charger à son tour pour arrêter à tout prix l'ennemi, qui s'avance et gagne du terrain.
Il n'y a pas une minute, pas une seconde à perdre. Le général du Preuil reçoit l'ordre de charger : " En avant les cuirassiers ! " s'écrie-t-il. Au commandement de leur chef, les cuirassiers passent la route de Verdun et se portent en avant vers la gauche de- Rézonville. Obligés de se détourner d'un amas de cadavres qui obstruent le passage, ces hommes de fer atteignent au pas la crête du plateau et s'avancent dans un ordre admirable sous une grêle de projectiles.
" En avant! " répètent les officiers. Le cœur bat, les oreilles tintent, les chevaux, rendus fous par le bruit, s'irritent, se cabrent, ruent dans les rangs, piaffent, tournent sur eux-mêmes, s'ébrouent avec fureur.
Le régiment est formé sur trois échelons, à cent pas environ de distance les uns des autres : 4e et 6e escadrons en première ligne, 2e et 3e en deuxième, 1er en troisième ligne, à environ mille à onze cents mètres des Allemands, qui forment trois carrés intacts, échelonnés et flanqués d'artillerie et de cavalerie. C'est à peine si l'on distingue l'ennemi ; il semble une haie à l'horizon.
Soudain, un tourbillon de poussière s'élève sur cette partie du champ de bataille... un immense bruit de ferraille. Le sol s'ébranle comme par un tremblement de terre
Sans vouloir attendre que la batterie de la garde du capitaine Donop, qui doit leur ouvrir les carrés ennemis, ait fait feu, les cuirassiers partent au galop, enlevés par le général du Preuil, et s'élancent à la mort avec une ivresse furieuse, en braves qui se savent perdus et qui veulent mourir dans la fièvre de l'héroïsme. Cette valeureuse cavalerie, prenant plus à droite que le 3e lanciers, s'abat, au milieu d'un effroyable ouragan de plomb sillonné d'éclairs, sur les carrés ennemis qu'elle ne pourra ébranler, mais dont elle arrêtera la marche. C'est une charge sublime comme celle des cuirassiers de Frœschwiller et désastreuse comme elle.
Le général Desvaux qui se trouvait avec les carabiniers, en voyant ce mouvement insensé, mais sublime, d'un seul régiment de cavalerie contre toute une division ennemie, se précipite pour retenir les cuirassiers, mais il est trop tard.

C'est vraiment un spectacle grandiose que celui de ces magnifiques escadrons, s'ébranlant comme une muraille de fer, à la voix tonnante de leur gigantesque colonel Dupressoir : casques et cuirasses brillent au soleil, les crinières flottent au vent et la terre résonne jusqu'au loin sous leur galop précipité ; mais hélas ! le cœur se serre à la pensée qu'on les envoie à une mort aussi certaine qu'inutile.
Les trois lignes d'acier des cuirassiers de la garde se précipitent en avant, comme un ouragan, et s'engouffrent dans un véritable brasier derrière lequel on commence à voir distinctement de grandes masses qui s'avancent. Une forêt de petites pointes brillantes s'en détache, l'on entend des cris gutturaux, des hourras sauvages fusillade enragée. Les pièces de canon crachent la mitraille, les balles sifflent par milliers, déchirant l'air de ce bruit sinistre.
Les deux escadrons de la première ligne (le 4e, capitaine commandant Thomas; le 6e, capitaine-commandant Roussange), ayant avec eux le lieutenant-colonel Letourneur et le commandant Sahuquet, entraînés par leurs chefs, sont partis au galop. Dès les premières foulées, des voitures abandonnées, des effets de campement épars sur le terrain, mettent le désordre dans cette troupe, qui n'en poursuit pas moins, avec un courage héroïque, l'attaque qui lui a été ordonnée, et pousse la charge dès qu'elle se trouve à quatre cents mètres de l'ennemi.
Lancés avec une vigueur inouïe, nos cuirassiers abordent l'infanterie en marche vers la route à l'est de Flavigny et qui a formé aussitôt, et avec la régularité du terrain de manœuvre, trois carrés disposés en échiquier ; ces carrés sont appuyés à chaque aile par de l'artillerie et soutenus en arrière par des escadrons de houzards.
Les cuirassiers s'approchent et sont à bout portant ; les Prussiens, qui n'ont pas encore tiré un coup de fusil, se serrent sur trois rangs et font feu : c'est alors une de ces mêlés fantastiques qui n'existent le plus souvent que dans l'imagination des écrivains.
Le premier rang du 4e escadron est composé d'officiers : ces vaillants sont tous tués ou blessés ; le deuxième rang éprouve à peu près le même sort.
Le lieutenant-colonel Letourneur et le commandant Sahuquet, qui chargent avec la première ligne, tombent blessés mortellement. Sur sept officiers du 4e escadron, cinq : les lieutenants Bonherbe et Barreau, les sous-lieutenants Leclerc, Cornejoulx et Faralicq, ont leurs chevaux tués et tombent morts ou grièvement blessés au pouvoir de l'ennemi.
Le capitaine-commandant Thomas ; atteint assez gravement, resté seul à cheval de tous les officiers du premier rang, traverse la première ligne, suivi par le capitaine en second Masson, le maréchal des logis-chef Langlaude, et entraîne les quelques cuirassiers de l'escadron qui n'ont pas été atteints par les projectiles ennemis.
Fusillée par derrière par le second rang allemand, qui a fait alors demi-tour, et couverte de feux par les compagnies en marche entre Flavigny et la Chaussée, cette poignée de cavaliers tourne le carré de la deuxième ligne, sabre quelques servants ennemis sur leurs pièces, puis revient, en ripostant au coup de sabre des houzards qui la chargent en fourrageurs; enfin, ces intrépides cuirassiers sont hors de danger : un régiment d'infanterie de notre 2e corps, le 77e de ligne, resté un des derniers sur cette partie du champ de bataille et témoin de ce carnage, crible de balles les houzards prussiens et les met en pleine déroute.
Au 4e escadron, parmi les officiers, il n'y a que le capitaine en second Masson qui soit épargné, mais une balle a enlevé l'épaulière de sa cuirasse et son cheval est blessé ; le maréchal des logis-chef Langlaude est blessé.
Tous les sous-officiers sont tués ou horriblement mutilés. De treize brigadiers, neuf restent sur le champ de bataille, blessés mortellement ; des quatre qui reviennent, deux sont blessés : les deux autres ont leurs chevaux tués ; de cent cavaliers, il en reste à peine vingt valides.
Le 6e escadron est aussi très éprouvé : le capitaine-commandant Roussange a son cheval blessé ; le capitaine en second Gudin tombe sous son cheval tué ; le sous-lieutenant Bauvin est blessé; quelques cavaliers sont tués ou blessés ; beaucoup de chevaux s'affaissent percés par les projectiles.

Capitaine Thomas

Capitaine Roussange

La deuxième ligne appuie la première et arrive franchement à la charge ; le général du Preuil se met en avant d'elle et charge la canne à la main, suivi de son officier d'ordonnance, le lieutenant de Saint-James, des carabiniers de la garde.
A soixante mètres de la face des carrés ennemis, un feu très violent abat les deux rangs de cette deuxième ligne et produit un pêle-mêle indescriptible d'hommes et de chevaux. De nouveaux feux viennent encore, si c'est possible, augmenter ce pêle-mêle.
Le colonel Dupressoir, qui se trouve à gauche du général du Preuil, a son cheval blessé : il remonte aussitôt, sous le feu, un cheval que lui offre un cuirassier ; le commandant de Vergés a son cheval tué ; son épaulette et ses vêtements sont percés de balles ; une seule l'atteint légèrement à la tête : il saute sur le cheval d'un brigadier mort et rejoint ses escadrons.

Colonel Dupressoir
Cuirassiers de la Garde

Les capitaines-commandants Laborde et Barois, des 2e et 3e escadrons, sont blessés, ainsi que les sous-lieutenants de Crouy et de Fromessant ; le lieutenant Boudeville et le sous-lieutenant Michaux sont tués; les lieutenants Davesnes et Mégard ont leurs chevaux tués.
La deuxième ligne rencontre comme nouvel obstacle les corps des hommes et des chevaux morts ou blessés, qui forment comme un rempart derrière lequel s'abritent les Prussiens; sa charge est ralentie, mais pas arrêtée; quoiqu'elle ait déjà reçu le feu des batteries ennemies, ses pertes en hommes et en chevaux sont énormes ; elles sont cependant moins fortes que celles de la première ligne.

Le 1er escadron, commandé par le capitaine Barenaut, arrive à son tour, en troisième ligne, à la charge, et vient se heurter contre cette barrière de cadavres, où elle éprouve le même sort que les précédentes : les deux premières lignes ont reçu presque tous les projectiles ; il en reste cependant encore pour ce dernier escadron, et il a à lutter contre les houzards prussiens, qui, repoussés par le feu de notre infanterie, se sont ralliés et rechargent de nouveau.
Le capitaine en second Casadovan est blessé ; quelques cavaliers sont encore tués ou blessés.

   

Almir Marie Legrand de Vaux

Né en 1845, Legrand de Vaux est Saint Cyrien. Il en sort 48e sur 291 et est nommé Sous Lieutenant le 1/10/1866 au 8e régiment de Cuirassiers. Il passe au régiment des Cuirassiers de la Garde, peu avant son affectation à Saumur pour y suivre les cours de sous lieutenant d'instruction où il est ici photographié. La guerre de 70 le trouve officier à la suite au 2e escadron de son régiment, chargé notamment du ravitaillement des officiers.

Il a laissé des souvenirs ecrits de sa charge de Rezonville (publié dans le Correspondant - juillet/aout 1911) : "Bientôt on se porte en avant, on met le sabre à la main, on prend le trot et nous voilà partis. Nous chargeons sur trois lignes les unes derrières les autres, d'abord les 4e et 6e escadrons, puis les 3e et 2e, puis enfin le 1er. Il était midi. Nous avions environ 800 metres à parcourir pour atteindre les carrés ennemis. A 200 metres, l'infanterie de ces carrés joignit son feu à celui de l'artillerie et nous cribla de balles. Les Prussiens des carrés nous laissent un peu avancer et on les voit nous mettre en joue et faire feu, assez calmes, nos hommes et chevaux tombent comme mouches, plusieurs hommes crient en tombant. Joignez à cela que le terrain était coupé par un fort ruisseau oú toute notre gauche risqua de tomber, puis que le terrain ayant été occupé par des troupes en campement, on y avait laissé des voitures, caisses à biscuits et même des cercles tendus pour faire sécher le linge. Somme toute, terrain execrable qui, joint aux conditions oú nous nous trouvions par rapport à l'ennemi, rendait notre charge impossible. Notre première ligne (3e et 4e escadrons) s'étant ralliée, la seconde oú j'étais partit à son tour. Les balles pleuvaient autour de nous. On les entendait faire "flac" dans la chair des hommes et des chevaux, et "tac" sur les cuirasses et les casques. Le première ligne ayant laissé à terre nombre d'hommes et de chevaux, il fallait sauter par dessus. Je ne sais pas combien j'en ai sauté pour ma part, jusqu'à 15 metres à peu près du carré sur lequel nous arrivions ; au moment oú on sonna le ralliement j'allai donner contre un monceau d'hommes et de chevaux, criant et hurlant à qui mieux mieux, que sa hauteur m'aurait empêché de franchir. Je fis demi tour et retrournais à fond de train, faisant gros dos comme un lièvre qui craint le plomb du chasseur, criant aux hommes de se rallier sur moi. Je n'ai jamais rien trouvé de plus long de ma vie que cette retraite de 800 metres, sous un feu meurtrier, entendant toujours les balles siffler et taper sur les cuirasses. Nous nous rallions sur l'entrée du village de Rezonville, traversons la route de Verdun, nous arrêtant sur le côté de cette route. Les chevaux blessés reviennent sans cavaliers, la selle sous le ventre, rejoignant leurs camarades. Beaucoup d'officiers et d'hommes tombés ou blessés montaient des chevaux qui n'étaient pas les leurs ; on se comptait et les poignées de mains s'échangaient entre les survivants. Il manquait 20 offiers et il y avait à peine assez d'hommes pour former un escadron."

Après avoir subi le siège de Metz et la capitulation, il est prisonnier à Aix la Chapelle. Revenu en France en mars 1871, il quitte l'armée la même année.

Photo Le Roch (Saumur)

   

Le bilan

Cet épisode de la bataille est une page honorable pour les cuirassiers de la garde ; ils ont eu à combattre des carrés d'infanterie intacts, garnis de tout leur feu, soutenus par des pièces chargées à mitrailles et appuyés par la cavalerie.
Ces vaillants soldats ont prouvé que, malgré tous les engins nouveaux de destruction, des hommes de cœur aborderont toujours l'ennemi, quand il faudra vaincre ou mourir.
Dans cette charge héroïque, citons les capitaines Gudin, Roussange, Barenaut, Barroy, Durand; les lieutenants Lonca, Davenne, Champigneulle, Bonherbe (mort de ses blessures, le 17 septembre) ; les sous-lieutenants Merme, Faralicq, Rougïion, de Crouy, Bauvin ; l'adjudant Becquet ; les maréchaux des logis chefs Langlaude, Christ, Maldidier; les maréchaux des logis Barré, Nera et de Saint-Gervais ; le cuirassier Jacquel.
Citons aussi un brave cuirassier, Jean-Baptiste Dormayer, qui fut cité à l'ordre de l'armée, pour s'être dégagé de son cheval tué sous lui pendant la charge, et, quoique fortement contusionné, avoir sauvé la vie à son capitaine-commandant, également blessé et démonté, en le traînant dans un fourré à l'abri des projectiles.
Deux cuirassiers faits prisonniers durant cette charge, le maréchal des logis-fourrier Delamarre et le cuirassier Seins, et emmenés par les Prussiens à Ars, parvinrent le 18 septembre suivant à s'échapper, franchirent les lignes d'investissement et rejoignirent leurs camarades.

Lieutenant Boyer

Sous Lieutenant Merme

Dans cette charge, les cuirassiers avaient perdu huit officiers mortellement atteints : le lieutenant-colonel Letourneur, le chef d'escadrons Sahuquet, deux lieutenants et quatre sous-lieutenants; onze officiers blessés : le colonel Dupressoir; le chef d'escadrons de Vergés; trois capitaines; deux lieutenants et quatre sous-lieutenants ; Dans la troupe : tués ou disparus : vingt-quatre sous-officiers, cent neuf brigadiers ou cavaliers. Blessés : cinq sous-officiers ; cinquante brigadiers ou cavaliers. Deux cent huit chevaux disparus.
Après cette charge émouvante, un silence règne sur toute cette partie de notre ligne de bataille. L'effort de l'ennemi est arrêté, mais on attend, anxieux, le retour de la vaillante cavalerie qui vient de se sacrifier. Bientôt des cavaliers épars couvrent l'espace qui sépare nos troupes de l'ennemi ; mais combien ne peuvent parvenir jusque-là !
Plus d'un, échappé au feu des carrés et au vomissement des batteries allemandes, est arrêté dans sa retraite par la balle d'un tirailleur épargné.

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